Entretien avec Yogi Matsyendranath Maharaj du 23 juin 2015

Traduit de l’anglais par Tara Michaël

Namaskar Yogi ji, je voudrais vous poser quelques questions sur la Tradition Nâtha et le Yoga en général.

Bien sûr, volontiers.livepage.apple.comlivepage.apple.com

Vous êtes venu donner quelques ateliers et séminaires pour enseigner le yoga des Nâtha. Mais ici en France, nous avons déjà plusieurs écoles qui s’intitulent Nâtha-yoga. Quelle est votre position à leur égard, et quelle nouvelle dimension pouvez-vous apporter ?

Oui, on m’a expliqué qu’il y a en France un enseignant de yoga qui a prétendu enseigner un yoga appartenant à la tradition Nâtha, et que ses élèves ont créé plusieurs écoles portant le nom de Nâtha-yoga. J’ai parcouru avec intérêt le livre de cette personne, Le Banquet de Shiva. Il a plagié sans scrupule le livre en Anglais de l’auteur Indien Akshaya Kumar Barnerjea : the Philosophy ofGorakhnâth, sans nulle part mentionner sa source, ni même le citer dans sa bibliographie en fin d’ouvrage, mais tout en ajoutant ça et là des commentaires de son cru ; il y a aussi fait montre de sa connaissance de quelques techniques de Hatha-yoga. 
S’il était un Nâtha, il aurait dû m’accueillir avec la salutation : “Âdesh !” 

Cependant, plaisanteries mises à part, ce professeur de yoga français est très influencé par Alain Daniélou, qui est bien connu pour avoir mal interprété la tradition Hindoue  et y avoir introduit des déformations et des éléments très subversifs issus de son imagination fantaisiste. Cela a été bien dénoncé par Jean-Louis Gabin dans son livre : L’Hindouisme traditionnel et l’interprétation d’Alain Daniélou (Cerf, 2010). 

Et cet enseignant de yoga reprend des thèses absurdes de Daniélou, telles que le Hatha-yoga « se situant aux alentours de 3 ou 4.000 ans avant J.C., et constituant une tradition pré aryenne, tandis que les soi-disant “invasions aryennes” se seraient produites vers 2500 ans avant notre ère.
Or nous savons bien maintenant que le Rig-véda remonte à une période antérieure à 4000 ans avant notre ère, quand l’équinoxe vernal était en Orion, que la civilisation de l’Indus-Sarasvatî était la civilisation védique, et que les dernières découvertes archéologiques ont rendue invraisemblable la thèse de l’invasion aryenne (voir à ce sujet le livre de Michel Danino : L’Inde et l’invasion de nulle part (Les Belles lettres 2006). En outre Shiva est un nom du dieu Rudra dans les Védas, et le Hatha-yoga est sans le moindre doute postérieur au Yoga de Patañjali. 

A part ça, il ne suffit pas d’avoir un intérêt pour les idées et les pratiques des Nâtha et de s’en inspirer pour se proclamer Nâtha-yogî et pouvoir transmettre leur enseignement. Vous devez appartenir au Sampradâya, avoir été régulièrement initié par un Guru du Sampradâya, et avoir reçu au moins la dîkshâ aughar, qui est la première initiation après celle du mantra de Gorakhnâth.

Mais cet enseignant de yoga français affirme qu’il a étudié dans une petite école Nâtha à Bénarès d’une lignée de Nâtha-yogî  remontant au temps de Kabir, une école instaurée par Gorakshanâth lui-même. Et il dit aussi que là il a eu un Guru nommé Icchânâth, mais que dans cette école qui était très intimiste et confidentielle, le nom du Guru devait être gardé secret jusqu’à douze ans après sa mort.  Est-ce qu’il peut y avoir ainsi une ligne inconnue parallèle ?

Je sais qu’il y a à Bénarès deux temples de Nâtha-yogî, l’un est appelé Gorakh-tilla, le deuxième n’est pas très loin du Kedar Ghat. Personne ne connaît un Icchânâth qui aurait vécu là. Ceci n’est pas seulement mon information, vous pouvez demander même à une grande autorité dans le Nâtha-sampradâya, Yogî Vilasnâth. Il connaît tous les dîkshita et les guru dans un lieu aussi fameux que Bénarès et dans les autres lieux. Et aussi chaque personne hors de l’Inde qui a reçu la bénédiction de pouvoir transmettre la tradition en cette contrée.

Toutes les lignages du Sampradâya sont complètement connus. Et si vous avez un Guru quelque part, tous les autres membres du Sampradâya en sont forcément informés. Autrement n’importe qui peut fabriquer un lignage qui n’existe pas. Je ne crois pas que cet enseignant français de yoga a jamais reçu une initiation avec le singnâd-janeu, ou le cordon sacré de l’ordre.

Pourriez-vous me dire quelles sont les principales branches (panth) et les branches secondaires (ardha-panth) dans le Nâtha Sampradâya ?

Il y a douze branches principales (pantha en Sanscrit, panth en Hindi) ou divisions dans le Nâtha-sampradâya, chacune avec son fondateur, un nom particulier et ses caractéristiques, et en même temps il y a aussi un certain nombre de branches secondaires (ardha-pantha, en Hindi âdha-panth), comme Gajakantharnâth-panth, Varkharî-panth, Birbanka (Dhvaja)-panth, Araya-panth, Târaka-panth, Bhringa-panth, Amara-panth, Charpat-panth, Nirañjana-panth, Kashaya-panth.  Ils préfèrent exister au sein de différentes traditions mais cependant ils demeurent orientés ver le yoga. Mais tous ont en commun les mêmes méthodes de yoga et leurs principales initiations sont identiques à celles des douze panth. Leurs membres doivent recevoir au moins la première initiation appelée chotadîkshâ avec l’investiture du cordon sacré nommé “janeu”, et vous pouvez les reconnaître comme Nâtha à ce signe. Ce janeu permet de distinguer les Nâtha des non Nâtha, qu’ils appartiennent à un panth principal ou à un âdha-panth.

Pouvez-vous me dire brièvement quel est le sens de ce janeu et quel bienfait y a-t-il à le recevoir ?

Le janeu est un cordon sacré porté autour du cou, tissé de laine noire de mouton, consistant en neuf fils, auquel est attaché un anneau appelé pâvitrî, un grain de rudrâksha, un cristal, un corail, et un petit sifflet, le singnâd.  Il est donné au cours de la première initiation (dîkshâ), dans le but de permettre d’adorer le Guru, Gorakshanâth et les aspects distincts du Brahman manifesté sous la forme des Devatâ. Comme tous sont des formes de la Shakti universelle, le janeu guide cette Shakti extérieure vers le lieu où toutes les nâdî sont interconnectées, connu comme le chakra du nombril (nâbhi-chakra). Cela aide à utiliser ce pouvoir extérieur par la suite dans le processus d’éveil de Kundalinî, et dans les méthodes contemplatives yoguiques. Il y a dans cette initiation beaucoup de détails spécifiques comme la tonsure et un rituel, et sous cette forme elle existe seulement dans la tradition Nâtha. Les attributs extérieurs  dans la tradition Nâtha ont seulement un but yoguique. C’est la première étape pour entrer dans la communauté des Nâtha, et cela vous donne le niveau de “aughar”, ce qui signifie à demi engagé. L’engagement total vient quand vous recevez l’initiation de “darshanî”, lorsque le cartilage des oreilles est fendu, et que des anneaux y sont insérés.

C’est intéressant. Mais j’ai une autre question à ce sujet.  Pourquoi avons-nous besoin de devatâ ? S’agit-il d’une religion après tout ?

Ce n’est pas une religion au sens de ce terme dans la société occidentale, où l’Église et l’État sont séparés, où la vie religieuse est séparée de la vie quotidienne profane, et où les affaires religieuses sont la spécialité d’une Institution en dehors de la vie civile.

Vous avez probablement entendu dire qu’en Inde, les Indiens utilisent le terme Dharma. Le mot Dharma couvre tous les aspects de la vie humaine. Cela inclut les lois de l’harmonie cosmique, prend en compte la complexité de l’ordre du monde, consiste à être en accord avec la nature, avec ses lois universelles, mais aussi avec les lois de la société où vous vivez, à accomplir votre fonction sociale et votre devoir, ainsi qu’à respecter les valeurs éthiques et observer vos valeurs personnelles. Cela comprend aussi l’adoration de votre divinité d’élection (ishta-devatâ) si vous en avez une.

Bien que communément le mot “Dharma” soit traduit  par “Religion”, c’est une traduction formelle et inadéquate, et le sens réel de ce mot est beaucoup plus vaste que ce que les Occidentaux entendent par le terme “Religion”. En Inde tous les aspects de la vie ont une signification spirituelle, et c’est la principale différence avec la culture occidentale,  où toute la sacralité qui relevait du “pays” (paganus) a été considérée comme “païenne” par la religion chrétienne et tenue pour profane.

Selon la vision du monde Hindoue, le cosmos est la manifestation d’une Réalité suprême, appelée Brahman, qui a eu la volonté et la puissance de devenir multiple et de s’exprimer dans une variété de formes et d’éléments pour constituer un univers et tous les êtres qui le peuplent. Il y a beaucoup de forces à l’œuvre dans cette manifestation cosmique, présidant constamment à l émanation, au maintien, à la résorption des mondes et des êtres simultanément ; et être capable de reconnaître ces forces ou énergies, les comprendre et leur rendre hommage, c’est adorer les Devatâ.

Merci, Nâth ji ! Mais j’ai une autre question.  Que dois-je faire si je suis un Bouddhiste et que je ne veuille pas croire en l’existence d’un âtman(conscience éternelle présente dans le Soi) ? Est-ce que je peux devenir un Nâtha ? Ou si je suis Chrétien ou athée ? Puis-je pratiquer le Nâtha-yoga ?

Ce sera plus difficile pour vous, mais vous pouvez commencer par étudier la doctrine et appliquer les principes, si vous êtes ouvert d’esprit. Nous avons parlé des pantha. Ils ont été établis par différents Nâtha-siddha (des yoginréalisés appartenant aux ordres Nâtha) il y a environ mille ans. Jadis beaucoup de Nâtha ont pratiqué tout en étant Bouddhistes, mais dans le Bouddhisme Vajrayâna, il y a diverses forme de déités, et ils ont remplacé la doctrine du Soi (âtman) par celle de la Nature de Bouddha potentiellement présente en chacun de nous. Certains Siddha ont pratiqué d’autres formes de Dharma, par exemple le Jainisme. Les Jaina n’acceptent pas la révélation védique, mais ils croient à l’âtman incarné (jîvâtman) ; ils ont des TantraJaina, beaucoup de Déesses et de rituels, bien que la principale méthode soit une discipline monastique et ascétique.

Dans le Sâmkhya, il n’y a pas d’Îshvara, de “Seigneur”, pas de Dieu. Le Sâmkhya est la base doctrinale du Yoga, et dans sa formulation classique, il était athée. Cela veut dire que pour son exposé, il n’a pas besoin de poser l’existence de Dieu, ou des dieux, mais il demeure valide que vous croyiez en un ou plusieurs dieux ou pas du tout. 

Il y a cette différence entre le Sâmkhya et le Yoga dans leur première formulation philosophique (darshana), que le Sâmkhya se dispense d’une théorie ou d’une foi en Dieu, tandis que le Yoga requiert  une observance (niyama) appelée Îshvara-pranidhâna, dédier toutes les actions, les efforts et leurs résultats à Îshvara. Dans le Yoga, Îsvara, le “Seigneur”, n’est pas dans le sens chrétien Dieu en tant que créateur. Il est défini comme un principe de conscience (Purusha) extraordinaire (vishesha), une conscience qui a toujours été libre et omnisciente, n’a jamais été entrainée dans le cycle des naissances et des morts. Tous les textes révélés et les sciences sacrées viennent de Lui, et Il est le Guru des Guru, n’étant pas limité par le temps.

Mais le Nâtha-yoga, qui n’est pas l’ancien Râja-yoga de Patañjali, vient d’une révélation spéciale du Dieu Shiva au Kali-yuga, entendue par Matsyendranâth, et transmise par des Tantra, dans lesquels la Shakti ou Puissance divine prend une place importante, en particulier sous la forme de Kundalinî. Il n’est pas possible d’amputer cet aspect de la doctrine et de la pratique yoguique, à moins de les déformer complètement.

Par  conséquent, dans le Yoga, vous ne pouvez pas adopter la position philosophique des nâstika, lokâyata et cârvaka, c’est-à-dire des nihilistes, des sceptiques et des matérialistes, ceux qui nient la validité de la Révélation et de la Tradition, qui refusent touts les règles de moralité et celles qui régissent l’ordre du monde (dharma),  en pensant que seulement ce qui est visible est réel, et que l’on doit poursuivre uniquement son plaisir égoïste comme but ; ces positions philosophiques sont répertoriées, on est libre de les suivre, mais elles sont incompatibles avec le Yoga ; en effet vous devez accepter l’autorité des textes de Yoga, comprendre la loi du karman (ce qui implique que vos actions ont des résultats invisibles même quand elles sont terminées), et poursuivre le but appelé mukti ou moksha, la libération de l’existence conditionnée. Nous devons comprendre de quelle façon nous sommes asservis, pour être capable d’aspirer à la Libération.

L’approche du Yoga est fondée sur la connaissance de soi, la maîtrise du souffle, la purification et l’apaisement de l’esprit. La même approche, moins la maîtrise du souffle, se retrouve dans le Bouddhisme. Les Bouddhistes n’ont pas de terme pour le Soi, mais ils ont leurs propres méthodes d’amélioration de soi-même. Dans le Bouddhisme tibétain, beaucoup de méthodes sont très proches de celles des Nâtha. Cela n’est pas accidentel, car il y a une relation historique entre les deux écoles. Même les méthodes du Theravâda ont beaucoup de points en commun, parce que le Bouddha avait été disciple d’un maître de Sâmkhya (Arâda Kâlama) et d’un maître de Yoga (Udrâka Râmaputra) avant de se consacrer à la méditation seul et d’atteindre l’Éveil, et il avait accepté les idées fondamentales de karman (loi de causalité), samsâra (flux du devenir), punar janma (naissances répétées), shîla(conduite juste), samâdhi (enstase), et mukti ou nirvâna (libération ultime).

Qu’en est-il de ceux qui croient dans des cultes Abrahamiques ?

Ce n’est pas un problème pour nous de les accepter comme disciples,  mais c’en est un pour eux de comprendre nos doctrines et de suivre nos pratiques. Cela dépend entièrement du niveau d’accomplissement de la personne, de la profondeur de son expérience spirituelle et de son ouverture d’esprit.

Le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam n’acceptent pas la possibilité pour un être humain de réaliser son identité, sur le plan spirituel, à la Divinité, cette Non dualité qui est appelée le point de vue Advaita dans l’Inde, ces religions maintiennent une dualité de nature (Dvaita) entre l’âme et Dieu. Pour elles parler d’une telle unification est un blasphème.

Aussi pour ces religions, les âmes sont créées à la naissance et jugées à la mort, sur une seule longueur de vie. Pour l’Hindouisme, chaque être individuel est une parcelle du Soi suprême, comme des étincelles jaillies du même Feu, et chaque être incarné existe depuis un temps sans commencement, et continue à exister après la mort. Il peut aller dans des séjours paradisiaques, ou passer par des enfers, mais lorsqu’il aura épuisé son mérite ou démérite, il devra à nouveau reprendre naissance, et cela indéfiniment.

Lorsque le Soi incarné réalise qu’en essence, il n’est pas distinct du Soi suprême, en faisant abstraction des pouvoirs d’omniscience, omnipotence, et autres souverainetés de la Réalité suprême d’un côté, et de ses limitations individuelles, de l’autre, en se concentrant sur la nature de la conscience, il réalise l’identité suprême et devient un Libéré en cette vie.

Il semble qu’il y ait une indication de cette Non dualité dans les Évangiles, lorsque le Christ dit : “Le Père et moi sommes Uns”, ou “Je suis le fils de Dieu”, affirmations pour lesquelles il fut sans doute crucifié. Cependant l’enseignement de l’Église est que l’âme humaine est distincte et séparée du Dieu en trois personnes, Père, Fils et Saint-Esprit. Maître Eckart  a dû se rétracter et retirer quelques-uns des enseignements dispensés dans ses Sermons et condamnés par le Pape, autrement il aurait eu de sérieux ennuis. Donc au niveau général théologique et pratique, la possibilité de la position Advaita n’est pas acceptée dans le Christianisme. On cherche à devenir saint, à faire son salut et aller au Paradis, mais pas à s’unifier à Dieu.

L’Islam est aussi une religion très dualiste. Il n’y a des soupçons de Non dualisme que dans le Soufisme, mais même là, Al Hallaj a dû souffrir d’être crucifié et coupé en morceaux pour avoir osé dire “Je suis la Vérité”, la Vérité (al Haqq) étant un nom de Dieu.

Cependant, on peut trouver en Inde tous les différents points de vue représentés et métaphysiquement exposés : Non dualisme (Advaita), Non dualisme qualifié (Vishishta-advaita) et Dualisme (Dvaita), ainsi qu’une variété de positions combinant ces différents points de vue de façons variées. Mais il n’y a jamais de persécutions à cause de votre position métaphysique.

Les Nâtha considèrent que leur point de vue transcende les autres conceptions de la Réalité ultime, que le Suprême est un mystère absolu et qu’il est au-delà de toute construction conceptuelle. Par exemple, Gorakshanâth l’a appelé “dvaitâdvaita-vilakshana”, dépourvu de Dualité et de Non dualité, et “alakh-vijñâna”, expérience de l’Indéterminable. Son approche est compatible avec toutes les formes de croyances, elle paraît simple, mais en cela consiste sa flexibilité et son efficacité. Le Yoga est simple, il est seulement important de rester ouvert et avec un esprit pur, et le fait que vos préfériez votre environnement religieux, ou un autre environnement conceptuel, peut être votre application personnelle.

Nous acceptons tout cela, si les tenants de ces religions sont capables de mettre de côté leur zèle missionnaire. Quand j’ai parlé avec les autorités de la tradition Nâtha, elles m’ont dit que n’importe quel dharma peut être accepté par les Nâtha, même le dharma chrétien, à condition qu’il n’y ait pas déviation des enseignements Nâtha à cause de ces influences chrétiennes ou autres.

Bien sûr, ils doivent être ouverts, ne pas traiter nos textes sacrés de faux et nos  doctrines spirituelles d’illusoires, et ne pas essayer de nous convertir à leur religion.

Mais plus que tout, nous ne voulons pas être impliqués dans l’aspect de ces religions qui préconise la violence. Cela se produit chez certains individus ou parfois chez des peuples entiers pour des raisons d’intérêts mondains, mais je pense que la plupart des gens ne veulent pas les guerres. Nous ne nions pas le bienfait d’un aspect mystique dans n’importe quelle foi, ni les valeurs morales de la culture de qui que ce soit, mais nous voulons à tout prix  en éviter le côté fanatique. Nous ne sommes pas opposés non plus à une foi forte, mais seulement dans la mesure où elle peut se combiner à un haut niveau de prise de conscience, d’attention éveillée, de largeur d’esprit, où elle est judicieuse dans le contexte social, et où elle respecte les autres croyances.

S’il vous plaît, dites-moi, qu’en est-il de la conception du Guru ? N’est-ce pas la création d’une idole ou quelque chose d’approchant ?

Absolument pas. C’est une coutume de respecter les aînés dans n’importe quelle culture je crois, de respecter les professionnels, ceux qui savent, parce qu’il est normal de respecter ceux de qui vous apprenez. Il est impossible d’apprendre sans respect et appréciation. Et le Guru vous donne une nouvelle naissance spirituelle. C’est pourquoi il est hautement estimé.

Mais vous devez utiliser tout votre jugement et votre discrimination pour choisir votre Guru.

En France, le mot Gourou a pris un sens péjoratif, exactement à l’opposé de son sens traditionnel, la signification de faux maître, de la même façon que le mot avatar, qui vient du sanscrit avatâra, incarnation providentielle de la Divinité dans le cosmos ou dans le monde humain, a pris en Français la signification de : transformation accidentelle et malheureuse, mésaventure.

En fait aucun concept fondamental de la civilisation Hindoue n’est à l’abri d’une interprétation malveillante et sarcastique.

Pourquoi le Guru est-il toujours considéré comme un pseudo-guru à nos yeux d’Occidentaux ? Pourquoi donnons-nous ce nom à des personnes suspectées de dérives sectaires ? Pourquoi nous révoltons nous à l’idée qu’une personne puisse en guider une autre ? Pourquoi ne respectons nous plus nos enseignants et nos professeurs, pourquoi les élèves et les étudiants leur rendent-ils la vie insupportable ? Parce que notre société est devenue plate, égalitaire, profane, sans valeurs plus hautes,  ne recherchant qu’un bonheur problématique qui nous échappe toujours.

Le Guru apporte aussi une influence spirituelle qu’il est capable de transmettre, parce que l’enseignement est venu à travers une chaîne ininterrompue de maîtres, un Guru-parampara. Il vous donne les clefs de la compréhension et de la pratique. Vous ne pouvez pas apprendre le yoga  par des livres, des CD, des DVD, You Tube ou n’importe quel moyen interactif. Il doit être présent physiquement, il vous guide à travers la forêt des textes sacrés, et adapte leurs enseignements à votre capacité.

Mais cela peut aussi conduire au sectarisme et au fanatisme, n’est-ce pas ?

Quant au sectarisme, c’est un concept trop vague. Le terme de “secte” vient de l’idée de “section”, “division”, “partition”. Le Christianisme jadis est apparu en se scindant du Judaïsme. A son tour, le Judaïsme n’est pas venu de nulle part, il a surgi en se séparant des traditions Sumérienne, Akkadienne, Babylonienne qui l’ont précédé. Donc vous pouvez dire que le Judaïsme est une secte de la tradition Babylonienne, et le Christianisme une secte du Judaïsme, une secte qui a eu beaucoup de succès et pour de nombreuses raisons l’a emporté sur la tradition polythéiste Gréco-romaine et Celte. Ainsi elle est devenue une institution religieuse officielle, mais elle n’était pas exempte de fanatisme, à cause de sa doctrine monothéiste exclusive et de son dogmatisme. Elle a persécuté les cultes polythéistes et les nombreuses doctrines chrétiennes qu’elle a déclaré « hérétiques ». Et elle s’est elle-même divisée en plusieurs sections, l’Église orthodoxe, l’Église catholique, l’Église Anglicane, le protestantisme Luthérien et Calviniste, qui souvent se sont livré des guerres de religion.

Mais les Indianistes occidentaux, qui étaient souvent alliés avec les autorités coloniales Britanniques en Inde et travaillaient fréquemment de concert avec les missionnaires chrétiens, ont réservé le mot « secte » pour désigner de façon méprisante les branches variées de la tradition Hindoue, les mouvements spirituels et les ordres religieux dans ce pays, alors qu’il ne leur serait pas venu à l’esprit de l’appliquer pour distinguer les différentes divisions de leur propre religion, par exemple pour parler des différents types de Christianisme ou des différents ordres de moines, les Franciscains, les Dominicains, etc. Si bien que ce mot qui a une connotation péjorative exprime leur arrogance et leur dédain. Il a souvent été repris naïvement par les auteurs indiens eux-mêmes, par exemple Chattopadhyaya dans son ouvrage intitulé : L’évolution des sectes hindoues jusqu’à l’époque de Shankarâchârya , sans se rendre compte de la connotation hostile du terme. Dans son esprit, il s’agissait simplement des mouvements spirituels ou des courants religieux, sans impliquer quoi que ce soit de sectaire.

Qu’entendons-nous par sectaire ? Toute croyance autoritaire, dogmatique, étroite, exclusive, intolérante, intransigeante, rigide, fanatique, et en général se livrant à de la propagande et à du prosélytisme. Tous ces qualificatifs s’appliquent bien à des sectes issues du protestantisme, ou à des sectes islamistes, mais à aucun mouvement spirituel hindou, qui, même s’il est guidé par un Guru, est par définition tolérant, laisse toute liberté de choix à ses adeptes entre une multitude de voies possibles, et s’appuie sur un large consensus de vérités préalablement acceptées par l’ensemble du monde hindou.

Bien sûr, il existe ici une peur légitime de « sectes » comme celle des Témoins de Jehovah, des Enragés d’Allah, ou de sectes syncrétistes sous l’égide d’un faux maître autoproclamé , qui pratiquent le lavage de cerveau et sont très fanatiques. Mais le Yoga n’a rien à voir avec de telles sectes, et les Hindous sont très larges d’esprit.

La doctrine de Gorakshanâth est en vérité très flexible et a une vaste vision du monde, elle est compatible avec différents dharma, comme je l’ai expliqué précédemment. En fait, Gorakshanâth  a établi la tradition Nâtha dans le but que le Yoga soit acceptable à tous, c’est pour cela qu’il l’a dépouillée de certains éléments tantriques contestés, et grâce à cela, sa tradition a survécu, même après l’impact des invasions musulmanes en Inde. Cela est triste à dire, mais à cause de ces dernières, beaucoup de Sampradâya en Inde ont disparu ou sont tombés en ruine, tels que la majorité des traditions tantriques. Par exemple, le culte Kapâlika a disparu, il lui était difficile de se maintenir, puisque beaucoup de ses adeptes étaient trop marginaux. Le Shivaïsme du Cachemire reçut un coup fatal lorsque le Cachemire fut envahi, les brahmanes Cachemiriens ont  du fuir ou être convertis de force à l’Islam en même temps que le reste de la population.  Le Bouddhisme fut une cible aisée parce que les moines étaient concentrés dans des monastères, donc ils furent massacrés et leurs bibliothèques de  manuscrits brûlées par les Musulmans, par conséquent le Bouddhisme fut chassé de l’Inde. Mais les Nâtha, eux, étaient des sâdhu itinérants, sans pratiques tantriques inacceptables qui attirent les regards, et ils ont hérité de beaucoup de traits du Shivaïsme du Cachemire. Ils ont même admis quelques Soufis parmi eux. Et ils ont réussi à rendre le Hatha-yoga bien connu à travers toute l’Inde et le Népal.

D’accord, mais ce respect pour le Guru et faire une pûjâ à lui, ce sont deux choses différentes, n’est-ce pas ?

Non, pas vraiment. Le mot pûjâ a différents sens, comme le mot Dharma.  Cela peut être une grande cérémonie ou juste une prière initiale, ou la pratique d’une contemplation. L’expression du respect est aussi une forme d’adoration, elle l’est de facto. Personne ne fait jamais une pûjâ à moins de souhaiter la faire, et c’est le Guru suprême qui est révéré à travers son propre Guru.

Certaines personnes disent qu’elles n’ont pas besoin de Guru, mais en ce cas elles abusent les autres, puisqu’elles se réfèrent à la tradition, mais en refusent des éléments essentiels. Si elles ne croient pas en la nécessité du concept de Guru, alors elles doivent supprimer de leur pratique de yoga le Guru-chakra (qui est décrit dans la Gheranda-samhitâ au sujet de la pratique de sthûla-dhyâna, la méditation tangible). Si elles veulent enlever le concept de « Shakti » et de « Shiva », alors il leur faut aussi supprimer des concepts tels que « Kundalinî Shakti », « nâdî » dans le corps, « nâda » (qui sont aussi liés), et bien d’autres éléments yoguiques. Que restera-t-il de la sâdhanâ du Yoga ? Zéro. C’est comme si certaines parties d’une voiture telles que le carburateur, la batterie, l’alternateur, ont été enlevées, et tout le système cessera de fonctionner, même si le réservoir est plein de carburant, les pneus en excellent état, la carrosserie magnifique.  

Ainsi, tout dans le Yoga est important, et doit être présent au moins sous une forme ou une autre (ceci est un autre sujet destiné aux experts). Si nous nous référons à la tradition, nous devons être honnête avec les gens et éviter la dégénérescence du système tout entier. Il est nécessaire d’étudier la métaphysique, la philosophie, un brin d’histoire, et tout ce qui a trait au Yoga.

Yogi ji, une dernière question concernant le Hatha-yoga et ses méthodes. D’après vos explications, j’ai réalisé que les styles de yoga et le yoga traditionnel sont différents. Mais pourquoi cela ?

En fait, il n’y a aucune mention de séquences définies d’âsana dans les textes anciens. Les textes décrivent beaucoup d’âsana sans suivre aucun ordre, ainsi que beaucoup d’autres méthodes et techniques. Les enchaînements d’âsanaont commencé à apparaître quand il y a eu une demande massive pour le yoga de la part des audiences occidentales ou occidentalisées, qui voulaient principalement des âsana et très peu d’enseignement spirituel. A l’opposé, selon la tradition, on considérait que chaque personne est différente, que les âsana qui conviennent à une personne peuvent ne pas être appropriés pour une autre personne.  Même pour la même personne les différentes méthodes  conviennent à des périodes différentes. Ce n’est pas l’homme pour les âsanamais les âsana pour l’homme. La même approche s’applique à n’importe quelle autre méthode. Et c’était le Guru qui adaptait les différentes méthodes pour chacun de ses disciples.

J’apprécie les différentes personnalités du yoga moderne, telles que Krishnamacharya, Pattabhi Jois, etc., et  je suis capable également composer des séquences d’âsana. Mais nous devons être honnête : dans les sources anciennes, on ne décrit que les postures de yoga elles-mêmes de façon statique, mais aucun enchaînement. Ceux-ci relèvent davantage de l’entraînement corporel (dehâbhyâsa) préalable aux arts martiaux tel qu’il était pratiqué dans le palais de Mysore, pour les Kshatriya fils du roi et leurs compagnons, et aussi au Kerala et au Tamil Nadu, préalablement au Kalaripayyat et au Silambam.

C’est dans ces séquences et enchaînements d’âsana que les différents styles modernes ont développé leurs particularités. Dans le yoga traditionnel, vous pouviez commencer avec seulement très peu d’âsana et ensuite avancer vers les stades suivants.

Mais des ouvrages plus récents ont été composés quand le yoga est devenu orienté vers ces buts secondaires, comme par exemple, le développement d’un corps d’athlète bien musclé et attirant plutôt que citta-vritti-nirodha. Mais ceci est un autre sujet qui nous entrainerait trop loin.

Bien, Yogi ji, merci beaucoup. En tant qu’Indien, cela me fait plaisir de voir comment vous expliquez ces questions, comment vous construisez un pont entre la culture où je suis né et l’environnement occidental où je vis maintenant. J’espère que nous aurons l’occasion de continuer notre dialogue sur les sujets les plus urgents.

Avec grand plaisir, Madhu ji. 
Kalyânam astu. Bonheur à vous !